“Alias Caracalla” de Daniel Cordier (2009)

Ce gros livre de 900 pages est un témoignage irremplaçable sur les Français Libres de 1940, sur l’organisation des mouvements de résistance et sur le rôle de Jean Moulin. C’est aussi les mémoires d’un jeune idéaliste de 20 ans qui vit des moments exceptionnels, confiant sans fard ses peurs et ses doutes, ses erreurs et ses admirations.

Daniel Cordier (1920 – 2020) refuse instinctivement la capitulation de 1940 et l’explique par un “rejet émotionnel de l’esclavage”. Il n’a pas encore 20 ans quand il s’embarque pour l’Angleterre avec 16 autres camarades. Ils s’engagent tous dans les premières forces Françaises libres, les “rebelles” de la première heure. Ils y retrouvent essentiellement des bretons, de Brest ou du Conquet, mais aussi les quelques chasseurs alpins rescapés de Narvik et qui sont restés en Angleterre pour continuer la lutte : 37 chasseurs et 7 officiers … Il suit une formation militaire dans les camps anglais de Delville et Camberley avant de rejoindre le Bureau Central de Renseignement et d’Action (BCRA) où il va se perfectionner dans les techniques du renseignement et du sabotage. Il est ravi car il se rapproche de son objectif ultime : “tuer du boche”.

Il est parachuté en France le 26 juillet 1942 et immédiatement recruté par Jean Moulin qui en fait son secrétaire personnel. Daniel va dès lors l’accompagner au quotidien jusqu’à l’arrestation de Caluire le 21 juin 1943.

De Jean Moulin, il ne connaîtra la véritable identité qu’en Octobre 1944. C’est celui qui a pour nom de code “Rex” qu’il assiste dans sa mission d’ambassadeur du Général de Gaulle et de patron des Français de Londres agissant en France. Une mission extrêmement difficile : “Alias Caracalla” nous dévoile l’Ego des chefs des mouvements de résistance (Frenay, d’Astier de la Vigerie, Brossolette), tous désireux de prendre la tête de la Résistance et prêts à saisir la moindre occasion pour discréditer Jean Moulin, le Missi Dominici d’un Général dont il conteste la légitimité. Le débarquement des américains en Afrique du Nord fin 42 et les négociations entreprises par Roosevelt auprès de Darlan et du Général Giraud pour marginaliser De Gaulle, leur laisseront entrevoir la possibilité de s’affranchir des “gens de Londres”. Il faudra la ténacité et le sens politique de REX pour aboutir à la fondation du Conseil National de la Résistance le 27 mai 1943.

Daniel Cordier est le témoin direct de ces luttes internes, fratricides. Elles renforcent l’admiration qu’il porte à son chef : “il n’est pas seulement le patron auquel j’obéis, mais le modèle à qui je souhaiterais ressembler”. Une proximité qui le soutient dans l’accomplissement d’une mission sans gloire, écrit-il, et épuisante : relevé des boîtes aux lettres par lesquelles transitent des messages codés à 6h, puis travail avec Rex et mémorisation (il s’agit de ne pas laisser de traces) de son agenda et des messages à envoyer, rendez-vous jusqu’au soir avec des officiers de liaison, des radios, ou avec les représentants des mouvements de Résistance qui trop souvent “rêvent à voix haute”, distribution d’argent aux uns et aux autres (le seul levier d’influence) et dîner avec Rex et Bidault pour faire un dernier point avant de coder ou décoder les messages jusqu’à une heure avancée de la nuit. Une activité ingrate dans un risque permanent (près d’un tiers des résistants de cette époque seront arrêtés par la police de Vichy ou la Gestapo), avec le sentiment d’être en “exil dans son propre pays” et l’impossibilité de se rapprocher des siens. Les moments d’abattement arrivent : “Et si la paperasse au milieu de laquelle je me débats, toutes ces réunions et ces conversations, n’étaient qu’un théâtre d’ombres”. Lui reviennent alors les paroles d’un discours du Général De Gaulle auquel il a assisté à l’Olympia Hall le 6 juillet 1940 : “Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer“.

Mais “Alias Caracalla” n’est pas que le descriptif d’une activité “tristement bureaucratique” et le récit aride des luttes de pouvoir au sein de la Résistance. C’est également l’évolution d’un jeune homme de vingt ans, plongé dans une période extraordinaire et ébranlé par des rencontres magnifiques. Ainsi, Raymond Aron et Stéphane Hessel dont il fait la connaissance à Londres. Ils bousculent ses convictions de jeune royaliste en lui démontrant que c’est l’impréparation de la guerre qui a conduit au désastre et non le régime politique de la France. Le ralliement de l’Action Française et de Maurras à Pétain achèvent de le convaincre que son combat pour la liberté doit aboutir au rétablissement de la République. Il en est de même pour son antisémitisme qui s’appuie sur une éducation religieuse pourfendant les déicides et sur les positions anti-dreyfusardes de son milieu familial : cet antisémitisme s’écroule quand il croise une vieil homme avec un petit garçon portant l’étoile jaune en haut des Champs-Elysées car, réalise-t-il, cette vision “trahit l’humanisme, la fraternité entre les hommes que je me vante de pratiquer dans le christianisme”.

Après l’arrestation de Caluire à laquelle il échappe car il est resté à Paris, il est recherché et finit par franchir les Pyrénées pour rejoindre Londres en Mai 44. La guerre finie, il s’éclipse : il ne veut surtout pas ressembler aux anciens combattants de 14-18, “ces insupportables donneurs de leçons“. Il entame une carrière de marchand d’art, de collectionneur et d’organisateur d’exposition en se souvenant de Rex qui l’avait initié à l’Art Moderne et qui lui avait promis de l’emmener au Jeu de Paume pour fêter la Libération. Il ne retrouvera son ancienne équipe qu’en 1964, à l’occasion de la translation des cendres de Jean Moulin au Panthéon. Ils ont été arrêtés puis déportés, quelques uns sont revenus.

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