“Eclairs lointains, percée à Stalingrad” d’Heinrich Gerlach (1945)

Le 2 Février 1943, le général Paulus signe la capitulation de la 6eme armée qu’il commande et le combat de Stalingrad prend fin. 210 000 soldats et officiers allemands ont disparu et 91 000 hommes sont faits prisonniers par les russes. Ils seront seulement 6 000 à survivre, à surmonter l’épuisement causé par le froid et la faim (pendant l’encerclement et dans les camps de prisonniers), au choc psychologique de la défaite de la plus grande armée allemande qui se croyait invincible et avait espéré des secours jusqu’à la fin.

Heinrich Gerlach est un rescapé. Jeune officier, il a vécu les différentes phases de la bataille, depuis l’avancée d’Août 42 et la conquête à 90% de Stalingrad, puis l’encerclement en Novembre et la lente agonie dans le “chaudron”. Il livre un témoignage direct, enrichi par les échanges qu’il a pu avoir avec d’autres combattants allemands pendant ses sept années de captivité dans des camps russes.

Il y a le froid terrible que subissent des soldats laissés à eux-mêmes, sans équipement et sans ravitaillement, sans directive, terrés dans des trous, dans des caves : “Est-ce que ce sont encore des hommes qui se traînent de la sorte, ces silhouettes chargées de toiles de tente et de couvertures avec des pieds bots de paille ou de haillons, avec des crânes enveloppés de blanc, des bras maintenus dans des attelles, des jambes uniformément empaquetés, clopinant avec l’aide de bâtons, se soutenant mutuellement ? Oui, ce sont des hommes, ces corps décharnés, ces crânes cireux, ces visages bouffis couverts d’engelure.

Gerlach décrit la déliquescence de la 6ème Armée et la destruction de l’individu, dans un enfer glacé : “Presque plus personne ne porte d’armes : cette nuit-là, la chair gèle même au travers des gants et reste collée sur le métal (…) Le froid et la faim ont tué toute pensée et tout sentiment, tout mouvement d’obéissance, de devoir et de camaraderie, tout vestige de sollicitude et même de compassion. Au fond d’eux brûle encore une minuscule étincelle de vie qui les pousse en avant. Elle suffit tout juste à alimenter l’instinct de conservation, l’envie de nourriture et de chaleur. D’un pas mécanique, tels des spectres, ils frôlent la frontière de la mort glacée. Cà et là, l’un d’eux la franchit d’un pas chancelant et tombe sans un bruit. “

Il se révolte avec ses compagnons devant le comportement de généraux qui se dérobent, prennent la fuite dans les derniers avions qui décollent ou se réfugient au chaud dans des bunkers confortables : “Un mot, un ordre bref auraient pu à tout moment y mettre fin … Mais cet ordre ne venait pas. Ce qu’on ordonnait à toute une armée, c’était de mourir de faim et de froid ! Cela sortait complètement du cadre militaire et n’avait plus rien à voir avec le devoir et l’honneur.

Je trouve le livre de Gerlach remarquable, tant par son authenticité, sa précision clinique d’un basculement de la seconde guerre mondiale où les témoignages directs sont rares, que par ses qualités littéraires. Il est également exceptionnel si l’on connait les conditions dans lesquelles il nous est parvenu.

Gerlach écrit son livre pendant sa détention dans les camps soviétiques, entre 1944 et 1945. Il est interné dans un camp pour officier. Il est plus précisément affecté à un journal et dispensé de travail physique, ce qui non seulement lui sauve la vie mais lui permet également d’interroger ses compagnons et de rédiger sans attirer l’attention. Parce qu’il manifeste très vite son hostilité à Hitler (la guerre n’est pas finie), il est approché par la police politique russe, le NKVD. Un jour, ces derniers lui mettent le marché en main : il rentrera en Allemagne s’il accepte de devenir l’un de leurs agents. Il refuse et se trouve exclu des premiers rapatriements. Il se ravise quelques années plus tard et retrouve sa famille à Berlin au printemps 1950, après onze années d’absence. Son bonheur serait complet s’il avait en sa possession son manuscrit : celui-ci a été jugé par les russes comme pas assez “anti-fasciste” et il a disparu. Prudent, Gerlach avait confié une copie écrite à la main à un ami qui s’apprêtait à être libéré : le document est découvert dans le double fond de sa valise et confisqué à son tour …

Revenu à Berlin, il réalise rapidement qu’il est suivi et craint pour sa sécurité. Il se réfugie en Allemagne de l’Ouest et reprend son activité d’enseignant. Néanmoins, Gerlach considère qu’il a le devoir de témoigner de la catastrophe de Stalingrad et il entreprend de réécrire son livre avec l’aide d’un hypnothérapeute. A l’issue de nombreuses séances démarrées en 1951, il considère avoir “exhumé” de sa mémoire un quart du manuscrit original. Il écrit les 450 pages manquantes les quatre années suivantes en s’appuyant sur les conseils et les critiques de survivants de Stalingrad. Le livre est publié en 1957 sous le titre “L’Armée trahie”. Il faudra attendre 2012 pour qu’un universitaire allemand, Castern Gansel, mette la main dans les archives russes sur le manuscrit confisqué par le NKVD. Celui-ci est publié en 2016 sous son titre original : “Eclairs lointains, percée à Stalingrad”.

Question passionnante : quelle différence entre les deux livres ? D’après Carsten Gansel, la version de 1950, “L’Armée trahie”, pose davantage les soldats en victime de la guerre et de leur commandement , s’alignant ainsi sur le discours de l’après-guerre en Allemagne. La version originale est plus directe dans la relation des faits : ” l’ouvrage fait naître une certaine sympathie non pour le soldat allemand en tant que guerrier, mais pour l’être humain avec ses forces et ses faiblesses.”

Il y a cependant un angle mort dans le récit de Gerlach, l’existence de crimes commis par l’armée allemande sur le front de l’Est. Ce qui n’est pas étonnant quand on se souvient qu’il faudra la publication en 1994 de l’enquête de Christopher Browning, “Les hommes ordinaires : l101e bataillon de réserve de la police allemande pour établir l’implication de la Wehrmacht dans des massacres de populations civiles ou de prisonniers russes en Europe Centrale. Implication reprise par Anthony Beevor dans son ouvrage de référence, “Stalingrad” (1998) : “la terrible vérité, que très peu d’officiers avaient le courage de reconnaître, était que l’acceptation – et, même en certains cas, l’approbation – par l’Armée de la conception nazie d’une “guerre raciale” à l’Est, échappant aux règles militaires normales et au droit international, devait fatalement transformer celle-ci en une organisation semi-criminelle.”