“L’Armée des ombres” de Jean-Pierre Melville (1969)

Il est des films qui sont des “lieux de mémoires” comme peuvent l’être des monuments, des symboles ou des événements. L’historien Pierre Nora visait au travers de ce concept, “les éléments matériels ou idéels qui jouent un rôle dans la constitution de l’identité collective en étant parfois instrumentalisés par différents acteurs aux mémoires concurrentes”. Pour beaucoup, “L’Armée des ombres” est le film-référence de la résistance française à l’occupant nazi. Pour d’autres, il s’agit davantage d’une “histoire figurée”, d’une représentation subjective de cette période.

“Une représentation “gaulliste” de cette époque troublée” décrète à la sortie du film les Cahiers du Cinéma, en s’appuyant notamment sur le mythe du “tous résistant” illustré par la solidarité qu’un coiffeur manifeste à un résistant en fuite alors que trône le portrait du Maréchal Pétain dans sa boutique. La “nouvelle vague” s’était pourtant entiché de Melville (ne figure-t-il pas dans une séquence étonnante d”A bout de souffle” de Godard, interviewé avec ses Ray-Ban sur un toit de l’aéroport d’Orly ?) mais mai 68 est passé par là, et Melville, Gaulliste dans l’âme et profondément élitiste, n’a plus la carte. Melville, lui-même, reconnait une approche subjective quand il confie en 1973 au critique de cinéma Rui Noguerra que “L’Armée des ombres” est “une rêverie rétrospective, un pélerinage nostalgique à une époque qui a marqué profondément ma génération. Le 20 octobre 1942, j’avais 25 ans (…) L’époque de la guerre a été abominable, horrible … et merveilleuse”. Un aveu qui éclaire la citation de Courteline placée en exergue du film : “Mauvais souvenirs, soyez pourtant les bienvenus, vous êtes ma jeunesse lointaine”.

Pendant 25 ans, Melville a porté le projet de porter à l’écran le livre de Kessel qu’il avait découvert à Londres. Dans son film, il gomme toutes les références politiques sur les engagements des protagonistes : les parcours personnels sont sommairement évoqués (un ingénieur des Ponts et Chaussées, un ancien aviateur, un ancien légionnaire, …) et les personnages deviennent des agents interchangeables au service d’une lutte commune. Il ne veut surtout pas d’un mélodrame, d’un film “cocorico” avec héros à la clé : d’ailleurs, le mot “résistance” n’est jamais prononcé. Il opte résolument pour un style dépouillé, minimaliste. Il demande à Pierre Lhomme, son chef-opérateur, une “image aussi monochromatique que possible”, où les tons de gris légèrement bleuté dominent. Les protagonistes affichent des peaux blêmes, des teints blafards. Les résistants sont des morts en sursis, des spectres dans un “théâtre d’ombres” pour citer Daniel Cordier (“Alias Caracalla“). La musique d’Eric Demarsan et de Morton Gould (“Spirituals for String Choir and Orchestra” qui est devenu plus tard le générique des Dossiers de l’Ecran) est au diapason de ce bain de grisaille. La tragédie se reflète dans les visages verrouillés par la mort qui rôde (Lino Ventura) ou défigurés par la torture (Jean-Pierre Cassel).

Pourquoi Melville a-t-il cru nécessaire de faire visionner son film par les “22 plus grands résistants de France” lors d’une projection privée ? Si son parcours à partir de 43 avec les Forces Françaises Libres et jusqu’à la fin de la guerre ne suscite aucun débat, sa participation dans les mouvements de résistance intérieure ou au BCRA (auquel appartint Daniel Cordier) n’a pas laissé de traces. Le livre de Kessel s’appuie pourtant sur des personnes réels ou des événements avérés : Mathilde (Simone Signoret) emprunte sa tentative d’évasion à Lucie Aubrac et le personnage de Luc Jardie (Paul Meurisse), le chef de réseau, s’inspire de Jean Cavaillès et de Jean Moulin. Luc Jardie dont nous apprenons à la dernière image du film qu’il est mort sous la torture en ne livrant qu’un nom, le sien. Comme Jean Moulin qui, alors que Klaus Barbie lui tendait un papier sur lequel était inscrit “Etes-vous Jean Moulins ?”, trouva la force de biffer le “s”.

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