
André Zucca (1897 – 1973) travailla de 1941 à 1944 comme photographe pour le magazine de propagande nazie “Signal”. A ce titre, il eut le privilège de pouvoir photographier un Paris occupé alors que les allemands avaient posé l’interdiction de toute prise de vue extérieure dès Septembre 1940, les contrevenants s’exposant à passer devant un peloton d’exécution. La Propaganda Staffel décernait des accréditations et censurait les tirages qui ne lui plaisaient pas. Autre privilège, Zucca disposait de pellicules “Agfacolor”. Il a laissé des archives comptant plus de 1000 diapositives en couleur qui dérogent avec la grisaille de l’occupation.
Daniel Cordier, dans ses mémoires (“Alias Caracalla” – chroniqué ce mois), souligne la différence entre le Paris de mars 1943 qu’il découvre et Lyon où il vient de passer 8 mois. De Lyon, il se souvient de la Presqu’Île, des rendez-vous sous la statue de Louis XIV, Place Bellecour, des discussions avec Jean Moulin rue de la Charité ou le long des quais du Rhône, des dîners “chez Georges” sous l’immense plafond Art-Déco ou encore “des tramways qui ferraillent sur le Pont de la Guillotière jusque tard dans la nuit”. L’impression générale que lui laisse la ville est sombre, marquée par des façades noircies et les restrictions. Dès son arrivée à Paris, il est frappé par l’élégance parisienne. “A l’exception des automobiles, la vie est aussi brillante qu’autrefois” constate-t-il. Ceux qui font des affaires avec l’occupant ou trafiquent au marché noir dépensent leur argent sans vergogne. Les autres, l’immense majorité, tentent d’oublier la faim, le froid et les dangers en flânant dans les jardins ou sur les quais de Seine aux beaux jours. L’hiver venu, ils envahissent les théâtres et les cinémas, tous chauffés. Zucca capture un Paris sans voiture, aux murs envahis d’affiches proclamant les échecs des anglo-saxons ou la victoire future de la Légion des Volontaires Français. Aux carrefours, une floraison de panneaux indicateurs allemands et quelques vélos-taxis. Le photographe enregistre un Paris en dehors du temps, où la guerre semble bien loin et où il fait toujours bon vivre. Les élégantes font assaut de toilettes à Longchamp, les jeunes femmes se prélassent au soleil quand les jeunes gens jouent les zazous. Il préfère saisir des commis charriant des quartiers de porc aux Halles plutôt que les très nombreuses queues devant les magasins d’alimentation. C’est presque par accident que l’on aperçoit une vielle dame avec son étoile jaune. En 2008, une exposition dévoilant les photos prises par Zucca provoqua un malaise car même s’il s’agissait de commandes pour un journal de propagande allemand, le parti pris esthétique du photographe restituait un Paris décalé avec l’époque et le souvenir qu’en avait conservé la mémoire collective.
Dans une série d’articles au suspense haletant, parue dans le journal Le Monde lors de l’été 2024, le journaliste Philippe Broussard a révélé l’existence d’un photographe amateur, Raoul Minot (1893 – 1945), qui, bravant l’interdit de l’occupant, prit clandestinement près de 700 clichés de la capitale. Des photographies en noir et blanc, où les permissionnaires allemands sont saisis le plus souvent de dos, cherchant leur chemin ou déambulant en bonne compagnie. Personne ne prend de pose ou n’affiche de grand sourire. Les passants ont le visage fermé et donnent l’impression de presser le pas. Un groupe de civils déblaient un immeuble bombardé. Le noir et blanc des clichés de Minot tranche avec les belles prises vue de Zucca. Le premier fut dénoncé, mourut en déportation et c’est par hasard, dans une brocante, que l’on découvrit en 2020 ses négatifs. Le second se retira à Dreux après la guerre, continua à photographier et classa ses archives que la Bibliothèque historique de la ville de Paris acheta en 1986.
Revenons pour finir sur l’image de Zucca sélectionnée ci-dessus. Les allemands défilent musique en tête, sur les Champs Elysées. La relève de la garde allemande partait de l’avenue de Wagram et descendait les Champs-Elysées. il s’agissait de rappeler aux parisiens leur statut de vaincus mais aussi d’animer la ville selon les instructions de Goebbels, avec des marches militaires devant l’Arc de Triomphe et des airs d’opérette dans les kiosques de la capitale. Une image qui renvoie au prologue du film de Jean-Pierre Melville, “L’Armée des ombres” (également chroniqué ce mois-ci). Même plan, même réalisme en couleur. En 1969, c’était la première fois que l’on autorisait un tel tournage : des allemands défilant devant la Tombe du soldat inconnu. La production valida le coût exorbitant de cette séquence : 25 millions de francs de l’époque. Melville tenait à ce que la chorégraphie soit parfaite : il engagea des danseurs pour exécuter le pas de l’oie. Quant au bruit, il insista pour que ce soit le bruit de bottes allemandes, frappant les pavés avec la bonne cadence. Un bruit inimitable disait-il.