L’intrigue des deux romans n’a qu’une importance relative : la lente désagrégation d’un couple pour le premier et la vie d’un éditeur new-yorkais pour le second. Ce qui rend ces deux livres précieux, c’est le talent incomparable de James Salter (1915 – 2015) pour nous livrer son expérience de la vie. Et sa lucidité nous transperce.
Quand il est sorti de West Point et s’est retrouvé aux commandes d’un jet pendant la guerre de Corée, il a su qu’il allait vivre les heures les plus exaltantes de son existence : “j’étais arrivé très près du genre d’accomplissement qui demande de tout risquer, d’aller où les autres n’iraient pas, de donner ce qu’ils ne voudraient pas donner” confie-t-il dans son autobiographie, “Une vie à brûler” (1997). Près du soleil, “où l’air brûle de froid“, il est saisi par la beauté de la terre qui “s’est dévêtue de la nuit (…) Il y a des serpents d’eau mythiques, des lacs, des rivières lisses comme le marbre. Le ciel vide, l’appareil qui gronde, la radio qui déborde de voix et de sons”. Jusqu’au jour où il réalise que sa vocation est d’être écrivain, “de faire du grand amoncellement des jours quelque chose qui durerait”. Sa démission de l’US Air Force en 1957 est un déchirement. Il écrit des scénarios pour le cinéma mais Hollywood le déçoit. Ses premiers livres passent inaperçus. Il connait le succès avec “Un bonheur parfait” . Atterrissage enfin réussi. Il s’écoulera ensuite près de quarante années avant la sortie d’un dernier roman magistral, “Et rien d’autre”.
James Salter est un grand styliste. Sa prose est limpide, subtile et élégante. Il polit les mots, abhorre la sentimentalité, découpe les illusions et les bons sentiments au scalpel en laissant l’ellipse finir le travail. Ses maîtres sont français (Flaubert, Colette, Gide, Céline) ou russes (Nabokov, Babel). “Ce n’est que dans les livres qu’on trouve la perfection, seulement dans les livres qu’elle ne peut se gâter. L’art, en un sens, est la vie amenée à s’immobiliser, rescapée du temps. Le secret pour accomplir cela est simple : enlever tout ce qui n’est pas bon”.
Une perfection qu’il pense approcher dans une maison nichée au fond de la vallée de l’Hudson ou sur les côtes sauvages de la Nouvelle-Angleterre : “la radio diffusait de la musique. Des bougies étaient allumées sur la table. Les premières nuits d’hiver avec leurs déferlements glacés. De loin, la maison ressemble à un navire sombre, immobile, toutes ses fenêtres sont inondées de lumière”.
Les enfants sont au centre d’un monde idéal : “les enfants sont notre récolte, nos champs, notre terre. Ce sont des oiseaux lâchés dans l’obscurité. Des erreurs renouvelées. Néanmoins, ils sont la seule source d’où nous pouvons tirer une vie plus réussie, plus intelligente que la nôtre. D’une certaine façon, ils feront un pas de plus, ils apercevront le sommet. Nous croyons à la splendeur jaillie d’un avenir que nous ne verrons pas. Les enfants doivent vivre, ils doivent triompher. Les enfants doivent mourir ; c’est une idée que nous ne pouvons accepter.”
Le couple en revanche est une valeur fragile. “Même s’ils ne donnaient pas de signes de désaccord, il devait néanmoins en exister, mais du couple se dégageait un sens de l’union, un goût prononcé pour la vie commune dans un coin perdu de la campagne, les heures du petit matin, les champs encore embrumés, le serpent dans le jardin, les tortues dans les bois”. A condition qu’il parvienne à surmonter l’usure du temps : “il voyait en face de lui (…) la femme qu’il avait épousée, avec laquelle il était destiné à s’asseoir à table pour le restant de ses jours. Il envia tous les hommes de la salle qui avaient épousé quelqu’un d’autre et avaient avec cette personne une conversation facile ; à long terme, qu’y a-t-il de plus important que ça ? C’est ce qui alimente la vie sexuelle.“
Salter nous livre sa dernière leçon de vie avant la mort inexorable : “il atteignait presque l’âge où l’univers devient brusquement plus beau, et se révèle d’une façon spéciale, dans chaque détail : un toit, un mur, le frémissement des feuilles avant la pluie. Maintenant que la vie raccourcissait, le monde s’ouvrait le temps d’un long regard passionné et tout ce qui avait été refusé était enfin accordé.” L’acceptation de la vieillesse, qui “vous assaille d’un coup”, passait par la conquête de soi : “ne la connaissaient que ceux qui voulaient tout risquer pour y parvenir, et se rendaient compte que sans elle, la vie n’est qu’une succession d’appétits, jusqu’au jour où les dents vous manquent”.
C’est pendant son cours de gymnastique que le coeur de James Salter a lâché.